Le loup de Kervallon. Premier chapitre

D’une foulée alerte, Stéphane Beuchec entamait la dernière phase de son parcours. Tous les samedis soirs pairs, en l’absence de match à domicile du Stade Brestois, il cédait à la tentation de penser que le footing était bon pour la santé. Là où d’autres s’évertuaient à rentrer leur bedaine le dimanche midi pour séduire les jeunes joggeuses en contre-bas du parc des expositions de Penfeld, il préférait la nuit tombante pour sentir la sueur dégouliner de ses aisselles comme mue par la loi de la gravitation universelle vers sa grasse taille enveloppée dans un équipement véloprène high-tech.

Directeur des ressources humaines du principal chantier de réparation navale de la ville, sa vie professionnelle était émaillée de multiples crises ces derniers mois. Son entreprise venait de décider d’un important plan social qui supposait moult suppressions d’emplois. Environ 300 sur un effectif total de 500 personnes. La tâche de sélectionner les futurs chômeurs lui incombait. C’était là l’une des missions tragiques d’un DRH en poste mais cela justifiait aussi les émoluments que l’entreprise lui versait chaque mois. Une forme de sous-traitance des emmerdements pour le patron. Il savait bien, comme cela avait le cas lors de son dernier emploi, qu’un moment arriverait où ce serait sa propre lettre de licenciement qu’il expédierait. Cela ne l’inquiétait pas outre mesure. Dans une forme de normopathie très répandue, c’est-à-dire la tendance à faire comme tout le monde, il souscrivait à cette forme larvée de la guerre économique.

Certes, tous les salariés ne réagissaient pas avec flegme à l’annonce du plan social. Certains avaient même mené à terme leurs menaces en lançant des œufs et de la farine sur le maison qu’il louait rue Joseph Conrad dans le quartier de la Cavale Blanche juste à côté du parc boisé dans lequel il avançait en ce moment. Mais les pensées de Stéphane Beuchec étaient ailleurs. Ce qu’il fuyait dans le sport relevait plus de la vie privée. Les relations n’étaient pas au beau fixe entre Véronique et lui. Depuis leur mariage, il y a une dizaine d’années de cela, ils avaient connu, comme tout à chacun, des hauts et des bas. En l’occurrence, le moment présent était un bas, un ras de terre même tant il semblait que la situation ne pouvait que dégénérer. Chacun était sur ses gardes et n’attendait qu’une erreur de l’autre pour l’agonir de réprimandes. Ils n’invitaient plus personne chez eux de peur de laisser paraître ces ressentiments, ce qui aurait entraîné leur mort sociale illico. Alors, ils jouaient à faire semblant. Elle restait de plus en plus tard à son travail. Elle était responsable d’une boutique de vêtements pour femmes rue Jean-Jaurès, en multipliant les nocturnes. Lui se remettait à la course à pied pour ne pas être présent quand elle rentrerait.

Son parcours fini, il évacuerait sa transpiration malodorante sous une douche brûlante puis irait se coucher. Elle ferait semblant de dormir et tous les deux joueraient un jour de plus à croire que l’amour peut durer plus de dix ans. Ils n’avaient pas d’enfants, ce qui limiterait les discussions, le jour venu, devant les juges, à de basses préoccupations matérielles. A qui le Codevi ? A qui le compte-courant ? A qui l’actif ? A qui le passif ? Bref, ils passeraient à la caisse. Les divorces font gagner plus d’argent à l’État que les mariages.

L’amorti de ses chaussures remontait jusqu’à la bedaine de Beuchec. La cantine de la boîte servait trois fois des frites par semaine, et des pâtisseries à chaque dessert. Et même en y ajoutant quelques haricots beurre pour se donner bonne mesure, il était difficile de ne pas prendre quatre kilos par repas. Le ventre tremblotant, il virait sur la gauche pour entrer dans le bois, laissait à bâbord une table en bois dédié aux piques-niques de promeneurs à jamais invisibles. Ce qu’il aimait par dessus-tout dans ce parc, c’était le silence. La ville était là à deux pas, et pourtant en quelques instants, elle disparaissait, délaissée et oubliée. Fini, les bruits des machines dans l’atelier, les agitations stridentes des grues sur le port de commerce, les voix des ouvriers la tête basse mais le verbe haut. Fini, l’assourdissante bande-son du jeu télévisé du soir. Fini aussi, les silences de sa femme qui sonnent comme autant de reproches. Seul, avec ses bourrelets, ses pectoraux flasques et ses bajoues naissantes, avec lui-même donc il pouvait penser à ne pas penser. Juste avancer, un pas après l’autre, pour aller plus loin. C’est le début de tous les voyages.

Beuchec s’approchait maintenant des jardins ouvriers de la descente de Kervallon. Des jardins d’une centaine de mètres carrés, bien entretenus, où les jardiniers venaient chaque dimanche enlever les mauvaises herbes et récolter quelques légumes pour améliorer l’ordinaire et passer le temps. “Se peut-il qu’eux-aussi cherchent à fuir”, se demandait Beuchec en passant devant cet alignement géométrique. Le dimanche se pressaient les asticoteurs de salade, les déglingués de la pomme de terre, les fanas de la carotte, les tenants de la binette, les fadas du rateau.

Des écouteurs sur les oreilles, il écoutait des groupes de son éternelle jeunesse à jamais révolue qui lui rappelait le Macumba Dicothèque où il traînait ses guêtres à l’adolescence. Les Sonic Youth, quelques morceaux de Depeche mode, “en live seulement parce que cela fait plus de bruit”, le best-of de la Mano Negra, quelques morceaux de musique pop qui squattait les ondes des radios de la bande FM. Une musique entraînante qui lui faisait oublier qu’il courait et qu’il n’aimait décidément pas ça. Longtemps, il avait été un joueur de football inconditionnel. Il enchaînait les mi-temps, surtout la troisième, avec la régularité d’un métronome. « Tic-Tac, pistache, ta grand-mère a des moustaches ». Puis, la trentaine passée, il avait senti qu’il était temps pour lui de préparer son jubilé. Un fait-divers sportif avait achevé de le convaincre. L’un de ses adversaires du dimanche était décédé d’une mort subite, que l’on qualifie posément du sportif, à 25 ans à peine. Terrassé en pleine course sur l’aile droite. Il n’avait même pas eu le temps de faire son centre qu’il avait passé l’arme à gauche. Adieu le football, et bonjour la graisse. Pendant une dizaine d’années, son seul sport avait été la télévision, agrémenté parfois des gradins du stade de l’Armoricaine, jamais il ne dirait Francis-Le-Blé et puis quoi encore et pourquoi pas baptiser le nom des tribunes du nom des sponsors tant que l’on y est ?, où il venait de s’offrir une place sur le compte de la boîte. De son fauteuil en tribune présidentielle, derrière les loges, il pouvait apercevoir parfois les salariés de sa boîte qui beuglaient en tribune RDK pour soutenir leur équipe. En semaine, ils criaient aussi, contre la direction de leur entreprise cette fois. Bref, leur manière de s’exprimer restait la même, seul l’endroit changeait.

Dans une descente, le souci du joggeur n’est pas la vitesse mais la lenteur. Surtout ne pas aller vite. Cela casse les jambes, aplatit les articulations, donne l’impression de la facilité. Surtout au début de la course. Conserver son souffle, mettre ses pas dans le rythme de sa respiration, pas le contraire. Près d’un bar, le bien nommé la Descente de Kervallon, que la végétation avale inlassablement, la pente se fait courbe. Sur la façade, de gais graffitis égaient l’ensemble, des boules de billards encadrent la tête d’un homme au cheveu ras. C’est là qu’il faut remobiliser ses forces pour attaquer une partie autrement plus difficile dans les sous-bois.

Alors que pointait la porte de l’arsenal, celle de l’arrière-garde, là où le plateau revient à l’horizontal et cesse de faire souffrir les ménisques des genoux mis à rude épreuve dans la descente, il vit une ombre bouger sur sa droite.

Dans cette partie du parc, les arbres couvrent quasiment toute la route. En plein été, quand le soleil cherche à percer cette couche naturelle, le spectacle est de toute beauté. Dans les dernières semaines de l’hiver finissant, en soirée, pour peu d’être doué d’un peu d’imagination, la situation peut vite devenir oppressante.

“Un gars qui promène son chien”, se dit Beuchec en remontant sur sa gauche vers la route surplombant l’ancienne maison des corsaires.

Alors que sur son baladeur numérique, “Master and Servants” tardait à laisser la place à “Je peux très bien me passer de toi”, une chanson de circonstance, avant de chanter du Joe Dassin, le silence musical fit remarquer à Beuchec que des pas s’accéléraient derrière lui, rebondissant sur les quelques rares cailloux encore présents sur ce chemin érodé par les eaux de pluie. Il se retourna pour remarquer une silhouette dont la tête était masquée par une capuche noire. Pas de trace de chien. Un autre joggeur tardif pensa-t-il.

Malgré tout, il accéléra le rythme autant qu’il peut. Alors qu’il approchait du belvédère qui surplombe la maison des corsaires, son poursuivant le dépassa facilement, sans un regard ni un mot comme il est de coutume quand on croise un inconnu dans un endroit isolé. Une bonne manière dont la tendance est à la disparition mais qui permet aux croisés de s’assurer des bonnes intentions de leur accompagnateur involontaire. On se dit bonjour comme on se serre la main, dans un réflexe rituel de montrer que l’on est animé d’aucune mauvaise intention.

La route part en vrille sur ses accotements, plus à gauche qu’à droite d’ailleurs. Légèrement bombé en son centre, le chemin est parsemé de trous, vestiges des dégâts du ruissellement des pluies. De nombreux cailloux prouvent ce délitement progressif.

Entre deux expirations, Beuchec réussit à anoner un salut d’asthmatique obèse atteint d’un cancer de l’amiante. L’autre ne répondit pas.

“Il est trop loin pour m’entendre ou bien il écoute lui aussi de la musique”, pensa Beuchec pour se rassurer car il sentait qu’un frisson froid, en aucun cas lié à l’exercice sportif, venait de parcourir son corps.

La tête baissée par l’effort, les jambes en coton, il réussit à monter cette pente abrupte aux yeux des néophytes du jogging dont il faisait partie. Une fois au sommet, le DRH s’accorda une pause de cinq minutes, “non rémunérée bien sûr”, rigola-t-il tout seul. Un rire auquel répondit dans un écho un gloussement plus sardonique juste derrière lui. Alors qu’il s’en étonnait, il sentit une main ferme agripper son épaule. Tournant la tête vers l’impromptu, il ne pût que s’interroger sur son identité en voyant le masque qu’il arborait. Rien ne peut affirmer qu’à ce moment-là il sentit la lame du couteau réfléchie par la lune pleine lui couper la gorge et laisser s’échapper son hémoglobine, son plasma et ses plaquettes, lui le donneur de sang bénévole, qui venait là de faire ses dernières heures supplémentaires dans l’existence.

Extrait du blog de Stéphane Beuchec. La vie sans elle, sous le pseudo Kiki29.

« Je viens d’écrire un poème. Quand je reviens d’une promenade dans le parc qui borde mon domicile, je me sens comme apaisé comprenant mieux alors l’intérêt des Japonais pour la sérénité de la nature. Au pied d’un chêne on peut rendre la justice ou bien regarder la vie. J’ai écris ce texte que je soumets à la sagacité de ta lecture, toi lecteur.

C’est bizarre comment l’amour revient dans mes textes alors que même si je suis en couple, celle qui partage ma vie ne m’inspire plus aucun mot ou en tout cas aucun mot doux. Le désespoir n’a peut-être pas encore rongé l’entièreté de mon être

« Fleur d’été qui donne envie d’arrêter les saisons

Joie de mon cœur, félicité et déraison,

Passion d’un être, force d’hêtre,

Quelle folie ferai-je de permettre qu’un jour

Un autre m’exproprie

Puisque tu es et resteras ma vie ».

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